Textes, entretiens




Entretient avec Luciana Cooke, mai 2019, Knysna, Afrique du Sud.

Luciana Cooke : les travaux réalisés en Afrique du Sud sont très différents de ceux que vous avez présenté au Pôle Culturel du Bois fleuri à Lormont en 2018 ou à la galerie D.X..
Pouvez-vous nous dire comment vous avez abordé cette résidence de deux mois?

Luc Detot : Le travail est différent mais il découle de recherches plus anciennes liées au portrait. Je me suis préparé à ce séjour à Knysna en partant des dernières réalisations notamment celles sur la fragmentation de la représentation du visage. Cela à débuté concrètement en Espagne dans les Bardénnas Réales où j'ai réalisé les premiers dessins cartographiques. Il y a aussi en amont une recherche documentaire très importante. Elle m'a permi de définir un cadre artistique dans lequel développer ce travail que j'ai intitulé " South African topographie research ". Ce titre est lié a une vision, un rêve de l'Afrique que j'ai imaginée comme un continent source, là où, semble-t-il, les premiers hominidés sont apparus, et d'où les hommes seraient partis, en nomades, à la découverte de la terre. C'est cette idée de l'Afrique Australe que j'ai voulu interroger. C'est une interrogation sur notre passé d'êtres humains, mais aussi, sur notre avenir sur cette terre.

Luciana Cooke : ces dessins prennent l'aspect de cartes géographiques. Comment s'est développée cette approche du paysage ?

Luc Detot : Je n'envisageais pas d'aller en Afrique et dessiner les paysages que j'avais devant mes yeux. Cette vision traditionnelle, établie sur les bases de la perspective et confortée par la photographie, m'a semblé inappropriée. Elle place le regardeur au centre du monde. C'est une illusion que nous avons tendance à prendre pour la réalité, une analogie "égo-centrique". Notre rapport à la nature est déterminé par cette vision du monde qu'il me paraît nécessaire de remettre en question. Depuis les années 1990 je réalise des visages dessinés de personnes qui ont les yeux fermées, qui refusent de voir. Si le monde qui nous entoure doit être maintenant perçu d'une autre manière que celle élaborée par la perspective classique, alors ces paysages topographiques sont une tentative de représenter  différament l'espace qui nous entoure. Fermé les yeux est peut-être la tentation de sentir plutôt que voir.
Pendant les recherches qui ont précédé mon voyage j'ai été frappé par la beauté des cartes topographiques. Le tracé des lignes plus ou moins serrées détermine le relief et propose un graphisme qui m'a beaucoup inspiré. Plusieurs artistes ont travaillé dans cette voie, et m'ont indiqué des directions possibles à cette recherche. Giuseppe Penone et Matthew Barney, Javier Perez ont réalisé des travaux qui sont très proches de dessins topographiques. Les Aborigènes ont aussi recours à ce type de représentation aérienne, ainsi que des tribus Pygmées d'Afrique Centrale. Léonard de Vinci à dessiné des vues d'oiseau de paysages cartographiés. Ce sont ces reproductions, récoltées à droite et à gauche qui m'ont accompagné dans mon voyage.

Luciana Cook : comment ces dessins sont réalisés?

Luc Detot : La première étape est l'errance. Très simplement je me promène sans but, en pensant à ce que je vais faire, et puis je récolte des échantillons de terre qui vont me servir comme pigments. Je dilue cette terre avec de l'eau directement sur le papier, sur place ou dans l'atelier, cela dépend du temps. Le papier ondule sous l'effet de l'humidité, l'eau en coulant entraîne de la terre. Je rajoute souvent un peu d'aquarelle mais j'interviens peu, je laisse les éléments eau, terre, pigment, se mettre d'accord puis se stabiliser et sécher tout doucement. Lorsque le papier est sec je dessine des lignes qui s'enroulent autour de la couleur et forment montagnes et reliefs. Pour moi ces lieux sont susceptibles d'exister, en tout cas, lorsque je les dessine, je les imagine.


Luciana Cook : que signifient les signes et les petits carrés de couleur que vous rajoutez sur certaines feuilles ?

Luc Detot : ce sont les légendes de mes cartes. Le terme de légende est vraiment intéressant car il signifie à la fois un récit à caractère merveilleux, où les faits historiques sont transformés par l'imagination ou l'invention poétique, et aussi l'ensemble des conventions (signes, couleurs) qui permettent la compréhension d'une carte. Lorsque je travaillais dans le domaine de la restauration de peintures murales, nous réalisions parfois des stratigraphies. Ce sont des petits carrés/échantillons qui restituent les différentes couches de couleur dans le temps comme des petites fenêtres temporelles. Les archéologues réalisent aussi des stratigraphies pendant les fouilles. Les carrés de couleurs que tu peux voir dans ce travail sont les stratigraphies du paysages que je représente. Chacun peut ainsi imaginer ce qu'il y a sous la surface.


Entretien avec Didier Arnaudet
Publié dans JUNKPAGE numéro 46 juin 2017

Didier Arnaudet  D’où vient cet intérêt constant, singulier pour le corps ?
Luc Detot  C’est d’abord un intérêt pour l’image, puis, très vite, une interrogation sur l’origine de l’image : l’ombre, le miroir et bien sur les imagos, ces masques mortuaires en cire étymologiquement a l’origine du mot image. Dans tous ces cas il s’agit de la découverte ou du souvenir d’un corps.Lorsque j’ai commencé mes recherches à la fin des années 70, je me suis orienté vers un art informel. J’étais fasciné à l’époque par Turner, Wols, Rothko, Klein, (je ne connaissais pas encore Twombly ou Richter). La question pour moi, face à ces artistes, n’était pas la question de l’abstraction ou de la figuration mais plutôt celle de la présence ou de l’absence du corps humain. J’ai décidé à ce moment là, en revisitant les grands mythes de l’origine de la peinture (Dibutade, Narcisse), de réintroduire l’image du corps dans cet espace vide ou informel. Je me suis vite rendu compte que l’intérêt n’était pas dans une représentation du corps liée aux différents codes de la représentation académique (anatomie, perspective), mais plutôt dans sa trace, son empreinte, reflet ou souvenir. Il y a dans cette recherche une dimension spirituelle, liée à la mort, à la disparition, dont j’ai très vite pris conscience et qui m’a amené à interroger, dans l’histoire de l’art, les rapports de l’art et du fait religieux.
 D.A. Quels sont les enjeux de la représentation du corps sous différentes formes : traces organiques, visages yeux fermés, fissure de l’œil, constellation de fragments ?
L.D.  Un type d’expérimentation entraîne un résultat, une série de travaux, qui eux mêmes entraînent un nouveau type d’expérimentation. Il n’y a pas de programme préétabli. La recherche engendre la recherche. C’est comme un travail de laboratoire. Je ne m’impose aucune restriction technique dans la  fabrication d’une image : dessin, peinture, photographie, gravure etc. Avec le recul que j’ai maintenant je vois qu’il y a une cohérence, que les choses n’arrivent pas par hasard, mais les choix se font pendant le processus créatif. Ensuite l’observation permet, en étant attentif, de découvrir de nouvelles voies. Par exemple en fragmentant les visages aux yeux fermés que je dessine depuis pas mal d’années et en me consacrant juste sur une partie (la paupière fermée de l’œil droit ) j’en arrive avec surprise à dessiner une toute autre partie du corps… aut vultus, aut vulvus,(ou bien le visage ou bien le sexe) l’inconscient comme source d’inspiration… L’ensemble de cette investigation se nourrit de mes lectures et de ma vie. L’histoire de l’art est constamment interrogée et se recoupe avec le plaisir de faire. L’enjeu est de pouvoir continuer cette recherche et de laisser des petits cailloux blancs. 
D.A. Apparition et disparition, ombre et lumière, surface et profondeur, vie et mort : qu’est-ce qui se joue dans ces oppositions fortes dans lesquelles se fonde ton travail ?
L.D. Les oppositions ne sont jamais volontairement recherchées. Il s’agit plutôt de la limite, l’espace entre …les oppositions en découlent. Il y a pas mal d’années, j’ai réalisé des grands dessins de fragments de corps sur papiers huilés dont la texture évoque la peau. La peau est cette limite du corps entre extérieur et intérieur, le trait du dessin est celle de son image. Cette limite, entre apparition et disparition par exemple ou entre surface et profondeur, m’offre à chaque fois un espace constituant le processus qui me permet d’avancer. C’est entre ces deux pôles que se situe à chaque fois la faille où je m’engouffre pour modifier des éléments de mon travail, comme si les œuvres ne vennaient pas les unes à la suite des autres mais les unes entre les autres.




Fragments ? Paysages ?
Pascale Franque
Texte publié à l'occasion de l'exposition "Figura" à Lormont, janvier 2018 

De ces portraits hiératiques, imposants qui nous font face on pourrait, dans un premier mouvement, avoir peur comme de Méduse, en éprouver l’horreur qu’on pourrait identifier sur ces faces tordues, et en rester fasciné, pétrifié aussi immobile que le portrait dans son cadre. Mais autre chose se passe. L’inanimé s’anime du mouvement qui sourd du fond de cette substance laiteuse, de ce matériau de marbre et de cire, par la vibration des traits en cette chair lumineuse qui telle une membrane enregistre, démultiplie les mouvements du visage. Est-ce la chair même ou une chair rêvée, une membrane qui s’offre à nos représentations les plus intimes ?
Les yeux fermés nous conduisent naturellement vers le monde intérieur, désignent l’origine du mouvement. Et ce visage qui n’est plus portrait mais visage, qui sorti de l’épreuve de ce face à face avec la mort photographique, retrouve avec le travail têtu de la mine de plomb, une détermination vitale. Plus que ça, se produit un tel chahut dans ces visages (1)qu’il en résulte une sorte d’animalisation qui ouvre à toutes les métamorphoses organiques.

C’est tout un champ d’ouverture vers la régression psychique la plus vraie, la plus physique (3). Celle à quoi l’horreur peut ouvrir mais qui peut trouver, sur ce chemin de la régression, matière à toutes les métamorphoses. L’inquiétante étrangeté est là encore au rendez vous mais c’est par ce chemin là que peut advenir l’expérience des formes les plus primitives, l’expérience intérieure de la primitivité de la forme vivante ?

Et elle apparaît en mouvement, déployée dans un paysage fantastique et coloré que le désir soutient de sa force fantastique. L’œil se métamorphose, devient organe sexuel (4). Organe génital féminin ? Bouche ? Animal fantastique? Mollusque des temps préhistoriques ? Fossile qui garde la trace de la forme vivante ? Est-ce cet organe sexuel de la vue qui venait explorer ces fragments de corps figurés dans les débuts du travail de Luc Detot, les palper, les fantasmer ?

Je me souviens de ces parties du corps sur papier huilé : une inquiétante étrangeté qui pourrait surgir de la figuration de cette peau translucide, indice tout à la fois de l’illusion et de la décomposition, qui déjà pouvait faire voir la mort en face ; une inquiétante étrangeté qui redoublerait face à la fragmentation du corps dont seule une partie est représentée ?

Mais là encore ce trait têtu qui insiste, qui fibrille, anime, ranime ce que l’on pouvait croire inanimé et force notre regard vers, on dirait bien ? On devine un sexe féminin ?

Quelque chose encore des figures aurignaciennes , de ces vulves préhistoriques, emblèmes féminins détachés du corps, témoin d’une humanité sans tête, surgit sur cette surface, anime cette peau non plus rocheuse mais huilée, substantielle, organique.

Et ces vibrations du trait portent au désir rescapé de l’engloutissement de la décomposition, de la dissolution de la chair. La peau devient érogène, la partie du corps figurée devient sexuelle, érotique, des tous premiers mouvements de désir qui animent le corps. Un corps pas encore unifié mais dont toute partie peut se constituer à elle seule comme organe sexuel.

On ne peut pas dire vraiment que le corps est fragmenté, chaque morceau se suffisant à lui même, un territoire à lui seul. Venu des profondeurs, un corps commence à se représenter, à se projeter sur cette surface sensible.

Mais cette épiphanie n’est pas sans danger. L’œil du spectateur est dérouté renversé à parcourir ces territoires qui pourraient être familiers mais ne le sont pas. Les repères anatomiques sont renversés par l’absence de perspective, le mouvement de zoom qui paraît se faire, déroutant le sens ; nous voilà cul par dessus tête, embarqués de travers on ne sait plus où. Nous voilà soumis au mouvement des premiers désirs d’un corps psychique qui se constitue.

On cherche sans fin, on parcourt ses séries de dessins, happé par ce mouvement qui conduit de l’un à l’autre sans vraiment pouvoir s’arrêter en territoire connu, affolé. Et le vertige et l’abîme s’ouvrent de ce mouvement infini, insatiable. Il y faut toute la puissance figurative de ces visages tordus peut être par la nécessité de mettre un frein à ce mouvement de désir devenu tyrannique et de lui donner forme ? En lui donnant une première forme? La forme du mouvement du désir ?

Une figuration survient de cette régression dans les profondeurs corporelles du désir. Un paysage mental primitif se donne à voir.



(1 Georges Didi Huberman, « la grammaire, le chahut, le silence », in « A visage découvert »,Fondation Cartier, Flammarion, 1992

(2 Pierre Fedida, Par où commence le corps humain, PUF, 2000

(3 Sigmund Freud, Trois essais sur la théorie sexuelle, Œuvre complète, X, PUF, 1993








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